Le Dernier immigré (2006)



'Une fable publiée par Le Monde Diplomatique du mois d'août 2006
par Tahar Ben Jelloun'




Le dernier immigré arabe qui est en réalité un berbère a quitté le sol français ce matin. Le premier ministre ainsi que le ministre de l’Intérieur se sont déplacés pour assister à ce départ et exprimer à Mohamed Lemmigri la reconnaissance de la France. Mohamed était ému et même assez content de rentrer définitivement dans son pays natal. Il eut comme cadeau un chameau en peluche et un petit drapeau bleu blanc rouge d’un côté, de l’autre rouge avec au milieu une étoile verte. Il l’agitait sans conviction face aux caméras des télévisions et aux photographes qui insistaient pour obtenir de lui un grand sourire. Il éclata de rire et mit le double drapeau dans une poche de son vieux manteau.

Enfin ce pays va redevenir propre, épanoui et heureux. Certains ont même dit qu’il a retrouvé sa légèreté légendaire, sa culture intacte et ses couleurs pures. Ils se congratulaient entre eux comme après une victoire au stade de France. Il y a eu une baisse de la consommation notamment dans les grandes surfaces et un déséquilibre de l’offre et de la demande dans l’immobilier. Des milliers de logements en HLM se sont trouvés inoccupés et les prix ont chuté. On n’osa pas en vouloir aux Maghrébins dont le départ massif et définitif constituait un exploit envié par l’ensemble des pays européens.

La France respire. Elle n’a plus à résoudre des problèmes pour lesquels elle n’était ni formée ni préparée. Elle tourne une lourde page de son histoire coloniale. A présent, comme dans un geste magique, un siècle de présence arabe en France vient d’être effacé. La parenthèse est fermée. Le pays ne sera plus dérangé par les odeurs de cuisine trop épicée, il ne sera plus envahi par des hordes de gens aux coutumes étranges. Le racisme n’aura plus raison de se manifester. Il reste bien des Africains, des Asiatiques et quelques familles des pays de l’Est, mais qui, apparemment, ne posent pas de gros problèmes à la société de ce pays. Les Africains se tiennent tranquilles de peur de subir le même sort que les Arabes. Quant aux Asiatiques, tout le monde loue leur discrétion. L’extrême droite est la seule à regretter le départ de ces millions de Maghrébins. Tout en étant satisfaite de voir réalisé l’un de ses vÅ“ux les plus chers, elle se rend compte qu’un pan entier de son programme va lui manquer. Grâce à leur présence, elle avait pu se développer, progresser dans sondages et les élections et même arriver au deuxième tour de la présidentielle de 2002. Sans les immigrés nord-africains, elle se demande ce qu’elle pourrait faire et quel épouvantail exhiber aux Français pour se maintenir en tant que force politique. Le parti de la peur et de la haine s’est trouvé tout d’un coup démuni. C’est ce qui expliquerait son revirement et un humanisme soudain. Des militants organisèrent quelques rassemblements, à Marseille notamment où l’on a écrit sur des banderoles : « Rendez-nous nos Arabes que nous aimons tant ! » ; « La France n’est plus ce qu’elle était ! Il lui manque le petit épicier arabe ! » ; Sur une ancienne affiche on a barré « 3 millions de chômeurs = 3 millions d’immigrés de trop » et on a ajouté « Besoin d’Arabes » ! Une main a ajouté « besoin de haine ! ». Le nettoyage du pays a pris quelques mois, mais presque tout le monde en convient : les choses se sont passées dans des conditions presque correctes. En fait, on n’a pas laissé le choix aux immigrés. C’était accepter de s’en aller où se retrouver dans un centre de rétention perpétuel, sorte de camp de concentration surnommé « Santiago du Chili ». Tout était prêt : les camions, les boxes, les fils barbelés, les matons et même les linceuls. Les départs ont été pour la plupart volontaires. Question d’orgueil et de fierté. Le nez ! l’honneur est au bout du nez ! Les protestations traditionnelles de la gauche et de l’extrême gauche n’ont pas fait céder le gouvernement. Il est resté comme a dit son premier ministre « droit dans ses bottes » ! Comme a déclaré le ministre de l’Intérieur « La France a enfin réussi à tourner cette page écrite en algérien ». A un journaliste qui lui demandait quelle est cette langue, le ministre a répondu : « c’est la langue du sang versé sur une terre qui nous appartenait et que nous avons perdue ! ». Même si ces départs ont créé des problèmes graves dans le pays, le gouvernement ne laissait voir aucun signe d’inquiétude. Certes, des constructions sont restées inachevées, des usines ont dû fermer, des entreprises licencier une grande partie de leurs employés, des boucheries et des épiceries ont été transformées en salons de coiffure ou en boutiques de téléphonie, les poubelles n’étaient ramassées qu’une fois par semaine, privés du tiers de ses effectifs, l’aéroport de Roissy fonctionnait au ralenti. Pénurie de médecins et de personnels hospitaliers. Mais le pays va bien. On manque de pain, de fruits et de légumes, on manque cruellement de mains d’œuvre, on manque de maçons, on manque de plombiers et de menuisiers, de cuisiniers, de peintres en bâtiment, d’ambulanciers, de laveurs de vitres à la Tour Montparnasse, de femmes de ménage dans les tours de la Défense, bref on manque de beaucoup de choses mais la France a le sentiment d’être libre ou plutôt libérée. Tant pis pour les sacrifices que cela implique. Les citoyens apprendront à se remettre au travail comme au temps où il n’y avait pas d’immigrés du Maghreb. C’est une question d’adaptation. Tout va bien. Les Français ont retrouvé l’énergie nécessaire pour faire redémarrer leur économie, ils ont appris l’effort et la flexibilité, ont eu le courage d’abandonner les 35 heures, les partis politiques se sont occupés des problèmes concrets des gens, les syndicats ont signé un contrat de paix sociale. Plus de grèves, plus de manifestations.. Les citadins ont renoué avec la solidarité et la générosité. Le paysage humain est redevenu blanc, confiant, magnifique. Les Parisiens sont devenus particulièrement courtois et bienveillants. Ils retrouvé le sourire. Ils ne râlent plus dans les transports. Ile ne protestent plus contre la politique de la mairie qui empoisonnent la vie des automobilistes. La France est rendue à elle-même comme au bon vieux temps où les Maghrébins n’osaient pas sortir de leurs cages à lapins. Tout va bien ou presque. Il y a bien de la tristesse dans l’air, on ne sait plus s’il faut l’attribuer au départ des immigrés ou à une météo capricieuse.

Cependant depuis quelques temps, des faits étranges ont lieu. Des journalistes à la télévision et à la radio ont des blancs dans leurs phrases. Des trous. Des manques. On ne comprend pas ce qu’ils disent. Des mots ou des expressions entières manquent dans leur discours. Ils s’excusent puis continuent comme si c’était une toux ou un oubli involontaire. Cette perturbation touche tout le monde, les femmes comme les hommes. Dans la presse écrite, on remplace ces mots manquants par des périphrases du genre :

Ce fruit (1) qui marque le début de l’été et dont on fait de bonnes confitures n’est pas arrivé sur le marché. Je ne me souviens plus comment il s’appelle.

Ou alors :

la consommation de … (2) nuit dangereusement à la santé. Le …(3) mélangé avec du lait est mauvais pour le foie. Cette épice couleur rouge, fine et pleine de goût est introuvable en ce moment chez les épiciers de France. (4) Il est déconseillé aux enfants de boire trop de …(5) » Il paraît que manger un … (6)en fin de repas aide la digestion. Les banques feront dorénavant payer la remise de…(7) Johnny est malheureux, sa … (8)a été volée lors de son dernier concert. Les professeurs n’enseignent plus ….(9) Ni ….(10) les mots se sont envolés. Attention a dit le ministre de l’intérieur « ceux qui font, comment dire, enfin ceux qui font….(11) entre musulmans et terroristes sont passibles de poursuites. La grande salle de spectacle … (12) où se produisent les chanteurs à succès a été fermée pour travaux. Ceux qui sont nés sous .. (13) auront le droit de porter le nom de leur mère. Les restaurants asiatiques ne trouvent plus dans le marché le …(14) condiment essentiel de leur cuisine. France Culture a annulé une émission sur le fameux poème de Stéphane Mallarmé …(15)

Plus d’une centaine de mots courants sont devenus des trous dans la langue française. Que s’est-il passé ? Comment tout d’un coup ces trous de mémoire se sont généralisés et ont touché tout le monde ? C’est un phénomène très étrange. La presse a mis du temps avant de reconnaître que le français perdait quelques uns de ses mots. On fit appel à des linguistes qui ne donnèrent aucune explication convaincante. Les hommes politiques minimisèrent ce fait jusqu’au jour où une bibliothécaire d’un petit village des environs de Rennes, Saint Brice en Cogles, vit tomber de ses rayons les dictionnaires, le Grand Robert, le Grand Larousse, le Dictionnaire Hachette. Ils chutaient. Impossible de les maintenir en rayon. Une force les rejetait et les lançait par terre. Elle les examina un par un et ne vit rien de particulier. En les remettant à leur place, elle vit ou crut voir une cohorte de syllabes s’en échapper et s’éparpiller sur le sol comme des bulles de savon. C’était une vision, une hallucination due à la fatigue. Après un moment, elle ouvrit le Robert et constata que des pages étaient vides, des pages toutes blanches. Elle se dit que c’était un défaut d’imprimerie. Mais les deux autres avaient aussi des pages sans la moindre lettre. Par terre, il n’y avait plus trace des syllabes. Volatilisées. Perdues dans l’air. Parties ailleurs dans les valises des immigrés qui ont pris le large.

La France bégaie. La France parle par périphrase. Les mots arabes qui peuplaient sa langue ont disparu, ils ont pris la fuite. Comment faire pour qu’ils reviennent ? Quel linguiste pourrait les remplacer assez vite pour que cette langue retrouve sa santé, son rythme et ses subtilités ? Peut-on se passer d’eux ? La réunion interministérielle dura longtemps et aucune solution satisfaisante ne fut trouvée. Le recteur de la faculté de droit se demanda « mais à qui appartient un mot ? A celui qui l’a inventé ou à celui qui l’utilise ? Et puis ces immigrés n’ont rien inventé, s’ils étaient des inventeurs, ils ne seraient pas venus quémander du travail chez nous ! » Normalement lui a répondu le professeur Alain Rey, l’excellent patron du Grand Robert, un mot n’appartient à personne en particulier ; un mot n’est vivant que s’il est utilisé ; que de mots ont disparu ou sont tombés en désuétude parce que plus personne ne les utilisait ; mais le problème auquel nous sommes confrontés, dépassent nos compétences, car il s’agit d’un problème politique et pas linguistique. Monsieur le recteur s’égare en insultant les immigrés. Il ne s’agit pas de remplacer les mots arabes manquants par d’autres mots, il s’agit de faire en sorte que la langue retrouve la paix de son existence et rejoigne les dictionnaires, les romans, les discours, les conversations quotidiennes, car les mots absents sont des mots quotidiens, certes, certains d’entre eux sont des mots scientifiques ou militaires à l’usage limité, mais d’autres font partie de notre vie de tous les jours ; tiens, je prendrai bien un peu de liquide noir sans …tout en étant mal assis sur un ….alors que j’aurais préféré être installé sur un … ou à l’aise sur un ….de couleur …. Face à un bouquet de…. Et de …. Il s’arrêta un instant, regarda l’assistance qui attendait une solution rapide puis reprit en tapant des mains à chaque mot arabe : -- je prendrai bien un peu de café sans sucre tout en étant mal assis sur un tabouret alors que j’aurais préféré être installé sur un divan ou à l’aise dans un sofa de couleur cramoisie face à un bouquet de lilas et de camélias… Après un instant de silence, le recteur s’excusa et pria Alain Rey de poursuivre : --Comment donner son aval à votre politique semblable à un moteur plein d’avaries ? Avec vos discours, vous sortez les gros calibres, vous mélangez l’émeraude avec du benjoin, l’ambre avec n’importe quelle soude, vous faites n’importe quoi et appliquez aux jeunes délinquants des tarifs excessifs du simple fait de leur origine arabe. Pour vous ils sont tous des vendeurs de drogue. Vous confondez le musc et la civette, le camaïeu et le camphre, et vous mettez de l’alcool dans votre limonade…parce que certains se prennent pour des vizirs d’autres pour des sultans ou des amiraux alors qu’ils feraient bien de consulter un toubib et de cesser de prendre les étrangers pour des clebs… Quelqu’un demanda pourquoi Alain Rey retrouvait l’usage des mots absents. Sans le regarder, Alain dit c’est parce que je n’ai aucun préjugé, j’aime les langues et ceux qui les véhiculent ; l’origine des mots m’intéresse en tant qu’historien et linguiste, des centaines de mots arabes sont entrés dans notre langue sans visa ni contrôle à la frontière. Tout naturellement, ils se sont installés dans le français, l’ont enrichi et sont devenus tout simplement indispensables. On les a importé ou plus précisément emprunté parce que nous en avions besoin et jamais personne n’a pensé un jour les expulser ou qu’ils nous quitteraient au point de menacer l’équilibre psychologique de la France !

Que faire alors ? dit le ministre de la culture qui n’arrivait plus à réussir ses mots croisés. Que les immigrés expulsés reviennent ! dit un secrétaire d’Etat d’origine algérienne. Cela m’étonnerait beaucoup, fit remarquer Alain Rey. Ils ont leur fierté et leur orgueil. Mais La France ne supportera pas que sa langue soit ainsi amputée ! dit un autre ministre qui peinait sur une page de mots fléchés. La France ! Mais la France ne fait rien pour tous ces peuples qui parlent sa langue, l’écrivent et l’embellissent ! s’écria Alain Rey. La France ferait bien de profiter de cette crise pour réfléchir un peu, pour se remettre en question et avoir un peu plus d’imagination et de cohérence dans sa politique. Brouhaha de vagues protestations.

Alain Rey quitta la réunion et laissa ces hauts fonctionnaires dans le brouillard. Une semaine plus tard, le chef de l’Etat apparut au journal télévisé de 20h. Il avait l’air grave.

« Françaises, Français, Mes chers compatriotes Assalâm Alikoum ! Oui, vous avez bien entendu ! Assalâm Alikoum cela veut dire bonsoir en arabe ou plus exactement « la paix sur vous ». Sayidâti, Sâdati ! Mesdames, Messieurs ! Je serai bref, lâ outawillo alikoum. La France a commis davantage qu’une erreur, une injustice grave. Après le 11 septembre 2001, certains ont dit « Nous sommes tous des Américains ! ». Moi, je dis aujourd’hui : « koulouna ‘arabe ! » Nous sommes tous des Arabes ! Je sais, je ne serai pas réélu. Qu’importe. Je ne me représente pas. Je rends hommage à la langue et à la culture arabe dans l’espoir que certains accepteront de revenir remettre la France sur pied. Assalâm Alikoum ! Tahya França ! Yahya Al Maghreb ! »

(1)-abricot ; 2- alcool ; 3-café ; 4-safran ; 5-soda ; 6-sorbet ; 7-chèque ; 8-guitare ; 9-algèbre ; 10-chimie ; 11-amalgame ; 12-zénith ; 13- x ; 14-riz ; 15- azur.

Source: http://www.taharbenjelloun.org/